MAURITANIE (RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE DE)

MAURITANIE (RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE DE)
MAURITANIE (RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE DE)

La Mauritanie, « pont entre l’Afrique noire et l’Afrique méditerranéenne », fut brutalement placée sous les projecteurs de l’actualité internationale à l’occasion du conflit du Sahara occidental. État principalement saharien mais à la population composite (Arabo-Berbères et Négro-Africains), il avait connu jusque-là une existence discrète. En dépit d’un riche passé historique et d’un important capital culturel, sa pauvreté et la rigueur de son climat n’avaient pas incité le colonisateur français à accélérer son évolution. Contestée sur la scène internationale et peu sûre de ses fondations internes, la république islamique de Mauritanie s’est incarnée pendant vingt ans dans la personne de son principal dirigeant: Moktar Ould Daddah. Mais les efforts d’intégration nationale et de développement économique menés par ce dernier ont été brutalement remis en cause par l’engagement dans le conflit du Sahara occidental. Les militaires, qui prirent le pouvoir en 1978, ont entrepris la tâche difficile de stabilisation d’un pays fragile et vulnérable aux secousses de l’environnement régional. Mais, si les graves difficultés héritées du conflit saharien paraissent s’être estompées avec ce conflit lui-même, le pays demeure confronté à des défis d’une autre portée: ceux de la nature, avec l’avancée continue du désert vers le sud; ceux d’une transformation sociale non maîtrisée, qui peut conduire à un affrontement direct des deux grandes communautés et à l’éclatement de la société politique.

1. Un milieu naturel difficile

Du 15e au 27e degré de latitude nord et du 5e au 17e degré de longitude ouest, la Mauritanie occupe un territoire de 1 030 700 km2 (1 200 km du nord au sud, 1 000 km d’est en ouest), bordé par l’océan Atlantique, et limitrophe du Sahara occidental, de l’Algérie, du Mali et du Sénégal. La quasi-totalité du pays est soumise au climat aride saharien occidental dont la rigueur s’atténue progressivement vers le sud, zone limite qui bénéficie encore de l’humidité saisonnière des régions de la bordure sahélienne, sans que la pluviométrie moyenne annuelle dépasse toutefois 600 mm. Les conditions climatiques difficiles ne sont que faiblement corrigées par le relief. La Mauritanie se présente comme une vaste pénéplaine nord-est-sud-ouest traversée par un affleurement du socle primaire, qui se manifeste par un réseau de plateaux et falaises (dhars ) selon un axe approximativement nord-sud, délimitant ainsi deux grandes régions arides: à l’ouest une plaine maritime, à l’est une vaste zone ennoyée sous des dépôts sédimentaires; les deux zones sont sillonnées de vastes formations dunaires. Le sud du pays est occupé par les régions alluvionnaires de la vallée du Sénégal et de ses rares affluents.

Les variations climatiques et géologiques sont à l’origine de types de végétation bien différenciés. Sur les deux tiers arides de la superficie, la végétation est discontinue sous forme de quelques oasis autour de points d’eau pérennes: gueltas , sources résurgentes, anciens oueds. En moyenne et basse Mauritanie, le tapis végétal devient plus régulier: savane faiblement arborée associant graminées et arbustes épineux. Enfin, la bande alluvionnaire du Sud, irriguée par les pluies et les crues du Sénégal, est la seule région propice aux cultures et à la survie d’une végétation permanente et diversifiée.

Ces facteurs naturels conditionnent très largement la distribution dans l’espace des hommes et les types d’activités auxquels ils s’adonnent. Plus de 90 p. 100 de la population est groupée au sud du 18e parallèle, sur un cinquième environ de la superficie totale. Cette situation n’a fait que s’accentuer depuis lors. Les périodes de sécheresse prolongées depuis 1970 ont entraîné une poussée de désertification vers le sud, qui elle-même pèse sur la répartition de la population dans l’espace.

2. La formation historique de l’entité mauritanienne

Le peuplement

Aux époques pré-, proto-historique et pré-musulmane, l’actuelle Mauritanie bénéficie de conditions climatiques plus clémentes qui permettent l’épanouissement d’une civilisation agro-pastorale, dans des régions que l’assèchement progressif du Sahara ont rendues, depuis, impropres à tout habitat sédentaire. Déjà le peuplement est mixte (souches berbères et négroïdes) avec, semble-t-il, un avantage numérique aux éléments noirs. Ce sont eux, cependant, qui souffriront le plus des conséquences de la dégradation climatique et seront inexorablement refoulés vers le sud, à l’exception de quelques isolats qui accompagneront les Berbères vers le nord ou resteront fixés autour des oasis. Les maîtres de l’espace ouest-saharien seront, pendant les treize premiers siècles de notre ère, les Berbères Sanhadja. L’introduction du chameau, dès le IIe ou IIIe siècle, leur permet de s’adapter par le nomadisme à un environnement de plus en plus éprouvant. Ils tirent une grande part de leur prospérité du contrôle qu’ils exercent sur les routes occidentales du grand commerce transsaharien qui relie l’Afrique du Nord aux régions de la boucle du Niger. Intermédiaires, protecteurs ou pillards, ils prélèvent leur part sur les flux qui drainent l’or et les esclaves vers le Maghreb, le sel, les objets manufacturés ou les chevaux vers le bilad-as-sudan (pays des Noirs). Si la maîtrise du Sahara occidental ne leur est pas disputée, les Sanhadja entretiennent cependant des rapports difficiles avec les sociétés politiquement organisées du Maghreb et du Soudan (empire du Ghana notamment).

Enflammés par les prédications de l’intégriste musulman Ibn Yasin, les nomades ouest-sahariens sont à l’origine de l’épopée politico-religieuse des Almoravides qui, dans la seconde moitié du XIe siècle, édifient un vaste empire s’étendant de l’Espagne aux rives du Sénégal. Malgré le caractère éphémère de cet empire, le mouvement almoravide devait avoir pour la Mauritanie des conséquences de longue portée: adoption par l’ensemble des tribus d’un islam austère, sunnite et de rite malékite, qui influencera peu à peu toute l’Afrique de l’Ouest; début de fixation d’une identité politique du peuple ouest-saharien, dont le souvenir glorieux et mythique sera entretenu au cours des siècles par la tradition et récupéré par les courants nationalistes contemporains.

À partir de la fin du XIIIe siècle et jusqu’au début du XVIIIe siècle, le « pays de Shinguiti » (du nom de la plus célèbre de ses cités religieuses, renommée dans tout le monde arabo-musulman) devient l’ultime réceptacle d’ondes migratoires en provenance de la péninsule arabique via le Maghreb. Les arabes Ma’aquil, lancés au XIe siècle à l’assaut de l’Afrique du Nord par les khalifes d’Égypte, sont progressivement détournés par les sultans marocains vers le Sahara occidental. Plus que d’une invasion il s’agit d’infiltrations successives, mais sur de longues périodes. Au prix d’innombrables conflits localisés pour le contrôle des rares ressources, les tribus locales sont assimilées ou réduites à l’état de tributaires par les nouveaux arrivants et coupées des groupes berbères du Nord et de la Méditerranée. La guerre de Charr Boubba (1644-1674) résonne encore comme le dernier sursaut de la résistance berbère avant que ne soit établie la domination militaire et politique des tribus d’origine arabe.

L’organisation sociale

La coexistence initialement forcée et difficile des groupes berbères et arabes donne progressivement naissance à la société maure, dont les principales caractéristiques survivent encore aujourd’hui.

Sur le plan ethnique, la « race maure » se constitue sur la base d’un métissage dominant arabo-berbère, auquel s’ajoutent, au gré de contacts et de mélanges particuliers de populations, des apports maghrébins ou négro-africains. La société maure est en même temps hiérarchisée et décentralisée à l’extrême. L’unité sociale de base est la tribu, à la fois autonome et enserrée dans un réseau de liens d’interdépendance ou de concurrence codifiée avec les autres tribus. Le sommet de la pyramide sociale est constitué par une double aristocratie de tribus « libres ». Les unes sont « guerrières » – les Hassanes réputées d’origine arabe, mais aussi quelques tribus berbères qui ont protégé ou reconquis leur autonomie –, les autres « maraboutiques », en principe d’origine berbère, mais non exclusivement. La séparation entre les deux ordres est statutaire et fonctionnelle. Elle reproduit, en principe, le renoncement des Berbères vaincus par les immigrants arabes à leurs prérogatives militaires et politiques; spécialisés dans les attributions religieuses et intellectuelles, les « marabouts » monnayaient la protection que leur accordaient les « guerriers ». En fait, les termes d’interdépendance et de complémentarité d’intérêts et de rôles correspondent davantage à la réalité des relations guerriers-marabouts. Certaines grandes familles maraboutiques, grâce à l’autorité morale de leurs chefs les plus prestigieux et au poids économique que leur conférait le contrôle d’une nombreuse clientèle de pasteurs ou d’agriculteurs, exerçaient, au moment de la conquête coloniale, un pouvoir beaucoup plus déterminant que celui que détenaient formellement les familles guerrières de niveau correspondant.

En revanche, cette double aristocratie exerçait une réelle domination sur les couches inférieures de la stratification verticale: tribus berbères zenaga ou d’esclaves noirs affranchis (haratine ) qui assuraient, pour le compte des tribus libres, les principales tâches de production (gardiennage des troupeaux, entretien des puits et des palmeraies, cultures, collecte de la gomme); « serviteurs » noirs, en fait esclaves, les abid , qui constituaient l’essentiel de la force de travail utilisée par les catégories supérieures; enfin, au bas de l’échelle sociale, les artisans et griots formaient de véritables castes, méprisées et redoutées à la fois en raison des pouvoirs surnaturels qu’on leur prêtait.

L’intégration politique demeurait faible, la structure tribale et le nomadisme ne s’accommodaient que de regroupements de type fédéral assez lâches, et l’institution tardive d’émirats dans certaines régions (Tagant, Adrar, Trarza, Brakna) ne fut qu’un pâle reflet, malgré le prestige personnel de quelques émirs exceptionnels, du modèle arabe. Les relations intertribales étaient marquées par de perpétuelles querelles.

Cette segmentation sociale était compensée par une homogénéité culturelle s’inscrivant dans les limites géographiques précises de l’Ouest saharien. Cet espace culturel commun, outre l’identité des modes de vie et de rapports sociaux, était et demeure marqué par la pratique d’une même langue, le hassanya , dialecte arabo-berbère qui a quasiment éliminé la langue berbère utilisée avant la pénétration arabe, mais surtout par une empreinte religieuse caractéristique. La spécialisation forcée des tribus maraboutiques dans le rôle spirituel a fait de la Mauritanie un « conservatoire spirituel » riche en grands mystiques et en lettrés réputés. L’Islam maure entretient depuis des siècles une tradition d’exigence et d’austérité qui a fortement contribué à façonner l’identité de l’ensemble ouest-saharien. Contrastant avec l’isolement politique et économique progressif de la Mauritanie, le rayonnement religieux de ses marabouts sera un facteur décisif de l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest, surtout à partir du XVIIIe siècle, quand la propagation du soufisme permettra la structuration de cet islam en confréries rassemblées autour de « saints hommes » prestigieux, de leurs familles et de la « voie » mystique qu’ils enseignent.

La fixation de la société maure s’accompagne d’un relatif isolement jusqu’à l’époque de la pénétration européenne. Ce qui subsiste du commerce transsaharien, progressivement supplanté par les progrès de la navigation océanique, s’est déplacé vers l’est. La Mauritanie se coupe du reste du monde arabo-musulman et méditerranéen, à l’exception du Sud marocain. Les premiers voyageurs et commerçants européens ne sont guère encouragés à pénétrer ces régions naturellement inhospitalières. Ils préfèrent établir des points de contact périphériques le long des côtes et dans le Sud sahélien, à partir de Saint-Louis et le long du Sénégal, principalement pour s’approvisionner en gomme arabique récoltée dans les régions les moins arides. L’aggravation du climat provoque l’extension et l’aggravation de la nomadisation. La vie urbaine se rétracte dans quelques agglomérations aux fonctions principalement culturelles et religieuses. Les ethnies noires sont définitivement refoulées au sud d’un véritable front biogéographique, l’isohyète de 400 mm de pluies, qui inscrit dans l’espace les clivages ethniques et socio-économiques, constituant l’un des principaux handicaps de l’État mauritanien.

3. L’immobilisme colonial

La pénétration coloniale française en Mauritanie obéit à des préoccupations essentiellement stratégiques. L’occupation tardive du territoire visait surtout à empêcher l’intrusion d’autres puissances européennes, et à réaliser la jonction entre l’Afrique du Nord française et l’A.O.F. (Afrique occidentale française). D’abord menée pacifiquement à partir du Sénégal par Xavier Coppolani, qui obtient l’appui des tribus maraboutiques soucieuses de pacifier une société de plus en plus déchirée par les rivalités tribales, la conquête se révèle plus difficile que prévu. La résistance des tribus du Centre et du Nord s’organise autour de la figure légendaire de Cheikh Ma El Aïnin, dont l’irrédentisme oblige les autorités françaises à organiser de brutales expéditions militaires (colonne Gouraud en Adrar, en 1908-1909). L’onde de choc sud-nord, propagée par l’occupation de la Mauritanie, va même jusqu’à déstabiliser le nouveau protectorat marocain (reconquête de Marrakech en 1912).

La pacification définitive n’interviendra qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quand seront fermement établies les lignes de communication coloniale transsahariennes et la surveillance des « confins ».

La pauvreté du territoire, le nomadisme de la majorité de sa population et la priorité accordée à la sécurité militaire expliquent l’absence de toute politique de mise en valeur de la part du colonisateur français. La Mauritanie demeurera jusqu’aux dernières années de la colonisation la « Cendrillon » de l’A.O.F. L’« administration du vide » et la « politique du verre de thé » résumaient la gestion coloniale de la Mauritanie.

Les autorités coloniales, soucieuses de faire régner l’ordre au moindre coût, eurent en effet recours, plus largement qu’ailleurs, au relais des autorités traditionnelles, tout en maintenant leur contrôle sur l’ensemble de la société par une utilisation systématique des facteurs de division entre les groupes.

L’action du colonisateur entraîna cependant un rapide déclin des modes traditionnels de régulation sociale. L’instauration forcée de la « paix française » remettait en question les fondements de la séculaire distribution des rôles entre tribus et les équilibres entre les ensembles plus vastes auxquels elles se rattachaient. Quelques mesures libérales en faveur des catégories réputées inférieures portaient à terme des risques de désagrégation de la cohésion interne, d’autant que la logique du système colonial ancrait fermement la Mauritanie au Sud. Le territoire était dirigé depuis Saint-Louis du Sénégal, et les autorités françaises recrutaient largement au sein de la population négro-africaine pour étoffer les cadres subalternes et intermédiaires de l’administration coloniale. Si les anciennes structures sociales résistaient formellement, la société mauritanienne expérimentait en fait un bouleversement profond de ses valeurs qui intensifia la tentation du repli protecteur sur elle-même. Cette « dévitalisation », accentuée par un nouvel isolement dû au deuxième conflit mondial, allait dans le sens des intérêts du colonisateur qui n’aura jamais d’autre objectif, en Mauritanie, que stratégique.

Avec la Constitution française de 1946, la Mauritanie héritait du statut de territoire d’outre-mer, ce qui impliquait l’élection d’une assemblée locale et de représentants dans les instances de l’A.O.F. et les assemblées métropolitaines. La vie politique demeura cependant peu active, le territoire n’étant pas préparé au développement d’une conscience collective autonome.

L’éveil mauritanien qui se produit dans le courant des années cinquante est d’abord dû à une série de changements de l’environnement, qui réactualisent soudainement l’intérêt géopolitique de l’Ouest saharien: indépendance du Maroc, rébellion algérienne et politique saharienne de la France, renaissance du monde arabe, amorce de la décolonisation en Afrique noire. Le contexte international confère soudainement un rôle crucial aux oppositions internes de la société mauritanienne: oppositions traditionnelles entre Zawiyas et Hassanes, Maures et minorités noires, auxquelles se superposent des clivages modernistes-traditionalistes, jeunes anciens, etc. Une nouvelle élite politique, bien que de dimension restreinte, apparaît alors, sur laquelle la France s’appuie pour mettre en place les institutions de l’autonomie interne qui préludent à l’indépendance. L’embryon de pouvoir local est alors confié à un jeune avocat maure, Moktar Ould Daddah, davantage désigné par ses compétences « modernes » que par une véritable représentativité politique. Confrontée à une certaine réticence de la part de la société internationale et à de fortes tendances centrifuges à l’intérieur, l’existence de la république islamique de Mauritanie, qui accède à l’indépendance le 28 novembre 1960, apparaît comme un véritable pari.

4. Les vicissitudes d’un État précaire

La stabilisation du pouvoir politique

De 1960 à 1978, le régime du président Ould Daddah constitua un cas de stabilité exceptionnelle par rapport à l’ensemble des pays du continent africain, et cela malgré une succession de crises: rivalités et instabilités au sein de l’élite dirigeante dans les premières années de l’indépendance, dramatisation des conflits ethniques en 1966, contestation de gauche et développement d’une opposition clandestine de 1968 à 1974. Autant démuni de moyens d’intervention ou de contrôle social efficaces que peu assuré d’une profonde légitimité, le pouvoir étatique réussit cependant à s’affirmer. Il le fit d’abord en abandonnant rapidement les formules institutionnelles héritées de l’ancienne métropole. Le parlementarisme et le multipartisme créaient des risques centrifuges difficilement supportables dans un pays sans aucune tradition politique unitaire. Dès 1961, la Mauritanie se dota d’une Constitution de type présidentiel, qui concentrait l’essentiel du pouvoir entre les mains du chef de l’État. Pour que cette concentration produisît pleinement ses effets, le Parti du peuple mauritanien P.P.M., créé également en 1961 pour englober les formations politiques préexistantes mais sillonné d’influences contradictoires, fut directement soumis à l’autorité du pouvoir exécutif en 1961, puis érigé en parti unique institutionnel en 1965. Devenu l’instrument principal de la construction nationale et l’inspirateur de l’action de l’État, le P.P.M. parvint progressivement à amalgamer sous son unité de direction les principales forces vives de la jeune nation: syndicats, armée, mouvements de jeunes et de femmes.

Le problème latent des rivalités ethniques entre les deux composantes majeures de la population mauritanienne (le groupe arabo-berbère et le groupe négro-africain) se cristallisa brutalement en 1966 autour de la querelle linguistique de l’arabisation. Sans être réglé au fond, le conflit fut dédramatisé par l’habileté modératrice du chef de l’État, qui se présentait comme le garant d’un équilibre entre les différentes communautés.

La dépendance persistante de la Mauritanie à l’égard de l’étranger, et d’abord de la France, l’apparition de tensions sociales propres à une économie désarticulée provoquèrent la montée d’une opposition de gauche qui jouit d’une influence croissante de 1968 à 1973, et sembla même en mesure de menacer le régime en suscitant des troubles répétés. Cette opposition fut d’abord l’objet d’une répression énergique, mais elle se trouva surtout désarçonnée par les initiatives du pouvoir, qui se mit à réaliser le programme des contestataires: nationalisations, réformisme culturel, desserrement de l’emprise française et rapprochement avec les États « progressistes » du Tiers Monde.

L’année 1975 sembla marquer l’apogée du régime, qui procéda à une clarification politique au bénéfice des courants réformistes. Le P.P.M., donc l’État, semblait s’orienter plus nettement vers un progressisme socialisant, bien que respectueux des valeurs culturelles qui garantissent un minimum d’homogénéité à la société mauritanienne et, au premier chef, de la religion islamique. La majorité des opposants et de la jeunesse réintégraient alors le parti unique. Moktar Ould Daddah était reconnu par tous les courants comme le leader indispensable à l’unité et au développement du pays. Sa longévité politique, sa fermeté mais aussi sa modération faisaient de lui l’un des « sages » de l’Afrique, et son prestige personnel ne constituait pas l’un des moindres atouts de son pays. Toutefois, la stabilité du régime demeurait principalement fondée sur sa crédibilité personnelle et la façon dont il s’assurait le soutien d’une coalition composite.

Le choc du conflit saharien

Dès son accession au pouvoir en 1957, Moktar Ould Daddah, arguant de la continuité géographique et de la solidarité ethnique des tribus nomades réparties de part et d’autre des frontières coloniales, réclamait la réunification de la future Mauritanie indépendante avec des territoires sahariens occupés par l’Espagne. Cette revendication s’opposait aux thèses marocaines, qui niaient la légitimité d’un État mauritanien et réclamaient l’annexion de l’ensemble de l’Ouest saharien au royaume chérifien.

En 1969, le Maroc finit par reconnaître l’existence de la Mauritanie. L’Espagne, de son côté, renonçait à se maintenir au Sahara. La Mauritanie, encouragée par sa principale alliée, l’Algérie, cherchait une solution de compromis avec le Maroc mais se trouva alors entraînée par les initiatives du roi Hassan II vers un partage territorial sans consultation des populations. Jusqu’à la « marche verte » d’octobre 1975, Moktar Ould Daddah crut qu’il pourrait éviter le choix entre l’alliance de Rabat et celle d’Alger. Finalement, par fidélité à ses engagements antérieurs sur la réunification autant que par souci de faire courir un moindre risque à son pays, il opta pour un spectaculaire renversement des alliances en faveur du Maroc.

À la fin de 1975, la Mauritanie se trouva engagée dans un conflit qui la prenait totalement au dépourvu. Il lui fallait administrer un nouveau territoire (le sud du Río de Oro) abandonné par les Espagnols, et surtout faire face à la guérilla menée par le Polisario jusqu’à l’intérieur des frontières de 1960. Les nationalistes sahraouis, soutenus par l’Algérie, cherchaient à étrangler économiquement et à déstabiliser politiquement le régime de Ould Daddah. Cet objectif est atteint dès 1978. Incapable de soutenir l’effort de guerre, le trésor public est exsangue; il est périodiquement renfloué par les pétrodollars des États arabes conservateurs, désireux de s’opposer à l’influence algérienne. Les raids du Polisario contre les centres d’extraction et le chemin de fer d’évacuation du minerai de fer contribuent au ralentissement des exportations, déjà touchées par la crise mondiale de la sidérurgie. La chute des cours mondiaux du cuivre rend l’exploitation des mines d’Akjoujt déficitaire. Un regain de sécheresse s’ajoute à ces difficultés. La Mauritanie est de nouveau obligée de se tourner vers l’aide internationale pour combler son déficit alimentaire. Ainsi, de 1975 à 1978, la dette extérieure passe de 200 à 700 millions d’ouguiyas et le taux d’inflation atteint 30 p. 100. Des projets de développement sont sacrifiés. Un rapprochement avec la zone franc s’esquisse. Les nationalisations sont remises en cause pour garantir l’exploitation future de nouveaux gisements de fer, et l’extraction du minerai de cuivre est stoppée. La stabilité politique du régime est menacée par des forces centrifuges qui concourent à saper l’autorité du pouvoir. Les jeunes progressistes, ralliés en 1975, déplorent les conséquences de la politique de réunification: brouille avec l’Algérie, rapprochement avec les États arabes conservateurs et regain d’influence de la France, sacrifice des réformes, audience accrue de la « droite ». Les milieux d’affaires s’alarment du marasme économique et de l’aventurisme social du régime. Technocrates et militaires jugent sévèrement le désordre croissant de l’État. Beaucoup s’inquiètent de la pression toujours plus grande du Maroc et de la présence, au nom de l’alliance militaire, de plusieurs milliers de ses soldats en territoire mauritanien. L’inquiétude des populations, déjà confrontées à des conditions de vie difficiles, grandit face à un conflit qu’elles comprennent mal; on assiste, dans le Sud, à un regain des particularismes. Le prestige personnel de Moktar Ould Daddah se détériore rapidement.

Cette usure est sanctionnée, le 10 juillet 1978, par un coup d’État militaire qui met fin à un pouvoir exercé de manière continue depuis 1957. Un comité militaire de rénovation nationale, dirigé par le colonel Salek, se fixe comme tâche la remise en ordre de l’État. La Constitution est suspendue et le P.P.M. dissous. Des politiciens conservateurs qui avaient été laissés de côté par le régime Ould Daddah et de jeunes technocrates participent au gouvernement. L’objectif prioritaire est de dégager la Mauritanie du conflit saharien.

Le Polisario décide unilatéralement un cessez-le-feu pour encourager le nouveau régime à abandonner la politique précédente. Mais l’attitude des autorités de Nouakchott demeure sibylline faute de véritable liberté de manœuvre, car la Mauritanie peut difficilement procéder à un nouveau revirement sans contrarier le Maroc dont l’armée est encore présente sur son territoire. Elle s’obstine donc à rechercher une solution de compromis dont les autres protagonistes ne veulent pas. Mais la situation économique ne s’améliore guère et les promesses de libéralisation politique commencent à troubler l’opinion; en outre, les rivalités ethniques se durcissent. Des dirigeants noirs dénoncent de nouveau l’esprit de domination des Maures, et certains réclament même pour les populations négro-africaines le droit à l’autodétermination, en agitant la menace d’une sécession. Le 6 avril 1979, l’armée écarte du pouvoir un certain nombre de civils. La militarisation du régime s’accentue. Si le colonel Salek demeure à la tête de l’État, le gouvernement est dirigé par un Premier ministre, le colonel Bouceif, mais celui-ci disparaît accidentellement en mai. Le colonel Lauly devient chef de l’État, mais le pouvoir est exercé par le colonel Haïdallah, Premier ministre. Le 6 août, un accord est conclu avec le Polisario: la Mauritanie évacue le sud du Río de Oro; ce territoire est immédiatement réoccupé par le Maroc.

Ce désengagement ne signifie pas que la poursuite du conflit cesse de conditionner l’avenir du pays. Le souci majeur des militaires au pouvoir est toujours de conserver un difficile équilibre entre les différentes composantes internes de la société mais aussi des voisins « intéressés » au destin mauritanien: Algérie, Maroc, Sénégal, Polisario.

La communauté politique en question

Le 4 janvier 1980, une nouvelle redistribution des cartes au sein de l’armée place le colonel Ould Haïdallah à la tête de l’État. Le régime politique n’est pas, pour autant stabilisé. Complots et tentatives de coup d’État continuent de scander une vie politique officiellement réduite à son minimum d’expression par les dirigeants militaires. Cependant, dans une société toujours prompte à se diviser et à rechercher des principes d’identification concurrentiels, la fragilité du pouvoir central encourage, en fait, un foisonnement politique semi-clandestin. Aux rivalités propres de la société mauritanienne, puis à celles qui sont engendrées par le conflit saharien s’ajoutent des axes de référence qui reproduisent les clivages du monde arabe et de l’islam et où se distinguent baassistes, « nasséristes », prolibyens, pro-irakiens, intégristes mulsulmans de diverses obédiences, etc.

Le pouvoir se doit ainsi de pratiquer un perpétuel jeu de balance entre ces courants, faute d’être capable d’imposer une ligne précise ou de reconstituer une coalition stable; mais toute pesanteur dans une direction jugée excessive par les autres courants est sanctionnée par une nouvelle tentative de déstabilisation.

Après avoir tenté l’expérience d’un retour à un gouvernement civil sous contrôle du comité militaire à la fin de 1981, le colonel Haïdallah revient rapidement à une formule de concentration de l’autorité. La nécessité de fournir au régime militaire un minimum de légitimation donne naissance à l’expérience des « structures d’éducation des masses » (S.E.M.) chargées d’encadrer la population et de la mobiliser sur les tâches de développement. Le moment venu, les S.E.M. pourront se transformer en véritable mouvement politique. Cette formule, influencée par l’exemple libyen, demeure superficielle et s’inscrit à son tour dans le jeu des rivalités entre les multiples sensibilités politiques. Ce sont surtout les évolutions du conflit saharien et des rapports intermaghrébins qui continuent de peser sur le régime jusqu’en 1986.

La neutralité proclamée de la Mauritanie dans le conflit cache mal un resserrement des rapports avec le Polisario et l’Algérie. Cette attitude est difficilement acceptée par le Maroc, qui n’hésite pas à recourir à l’intimidation militaire pour limiter l’appui tacite de Nouakchott aux nationalistes sahraouis, voire à appuyer, en mars 1981, une tentative de coup d’État menée par des officiers émigrés « anti-algériens ». L’échec de cette tentative éloigne la menace marocaine pour un temps, mais le régime se trouve à son tour exposé aux contrecoups de l’imprévisible politique maghrébine du colonel Kadhafi, qui alterne la manipulation des éléments mauritaniens pro-libyens, l’expulsion des travailleurs mauritaniens et les spectaculaires retrouvailles. En février 1982, un complot baassiste pro-irakien est à son tour éventé. Face à cette agitation incessante, la dérive autoritaire du régime s’accentue. Procès, arrestations se multiplient, de même que les dénonciations de mauvais traitements et de tortures infligés aux prisonniers politiques. Au début de 1984, le colonel Haïdallah décide de franchir un pas décisif en reconnaissant officiellement la R.A.S.D. (République arabe sahraouie démocratique). Désengagée militairement, la Mauritanie se réengage diplomatiquement en adhérant officiellement au groupe des partisans du Polisario animé par l’Algérie, provoquant de nouveau l’hostilité de Rabat mais aussi de Tripoli au moment de l’idylle entre le Maroc et la Libye. La difficile gestion par les dirigeants mauritaniens de la crise ouest-saharienne a aussi pour conséquence d’alarmer ses partenaires ouest-africains, surtout le Sénégal, inquiets d’une dérive vers le Maghreb de la Mauritanie également ancrée par sa démographie et son économie dans le Sahel.

En 1984, le cycle mécontentement-répression s’intensifie et, le 17 décembre, alors qu’il assiste au sommet franco-africain de Brazzaville, le colonel Haïdallah est déposé par ses pairs et remplacé à la tête de l’État par le chef d’état-major et ex-Premier ministre, le colonel Mahouya Ould Taya. Le colonel Haïdallah est accusé d’avoir rompu la politique mauritanienne d’équilibre au Sahara occidental sans consulter ses pairs du comité militaire, mais aussi de corruption, népotisme et dilapidation des fonds publics. Son successeur fait figure de modéré et ne peut être assimilé à aucun clan. Il s’assure une rapide popularité en libérant tous les prisonniers politiques et en promettant un gouvernement plus mesuré. La nouvelle équipe bénéficie également de la détente qui s’instaure entre les autres États du Maghreb et de l’apaisement relatif du conflit saharien sur le terrain pour se consacrer aux priorités économiques et sociales. Mais, si le poids conjoncturel de ce conflit s’atténue quelque peu, la société politique mauritanienne se retrouve brutalement confrontée, à la fin des années 1980, à sa contradiction majeure: le dualisme ethnique et l’inégale répartition du pouvoir et de ses avantages entre le groupe arabo-berbère et la communauté négro-africaine.

Ce conflit, qui secoue les uns après les autres les pays de la bande sahélienne, resurgit périodiquement en Mauritanie et rappelle le caractère artificiel du découpage colonial. Longtemps satellite du Sénégal, la Mauritanie fut administrée depuis le Sud mais, à l’indépendance, le pouvoir revint aux tribus maures au nom de l’hégémonie historique exercée par les groupes guerriers et les chefs religieux venus du désert. Les Noirs originaires du Sud gardèrent leur prépondérance dans la fonction publique. Malgré sa volonté initiale de gérer avec prudence cette cohabitation des groupes, Moktar Ould Daddah se tourna de plus en plus vers le monde arabe, à la fois pour revenir aux sources d’une identité précoloniale et pour se ménager des appuis politiques et financiers dont son pays, parmi les plus démunis, avait besoin. Sa politique consista alors à distribuer le minimum de contreparties à la communauté noire pour éviter des affrontements. Il put ainsi surmonter la querelle linguistique de 1966, née du projet d’arabisation qui défavorisait les Négro-Africains francophones, et même s’appuyer sur les cadres noirs de l’armée au début du conflit saharien. Ce dernier a cependant toujours été mal compris par les populations du Sud, qui n’y voyaient qu’une résurgence des traditionnelles rivalités entre « beïdanes » mais qui, à tout prendre, préféraient encore l’alliance marocaine à la tutelle algérienne et à l’hégémonie des guerriers du Nord intégrés ou proches du Polisario.

La prise du pouvoir par les militaires, en 1978, renforce encore la suprématie politique des « Blancs ». L’unité des beïdanes se reconstitue toujours autour de la nécessité de maintenir cette suprématie; certains rêvent de constituer un État totalement contrôlé par l’élite arabo-berbère et fermement rattaché à un « grand Maghreb » réconcilié.

Inversement, on trouve toujours des « Noirs » associés aux tentatives politiques contre la dérive pro-algérienne et pro-Polisario.

Des rapprochements s’opèrent entre les représentants des populations négro-africaines sédentaires du Sud et les harratines, ou « Maures noirs », descendant des anciens esclaves traditionnellement intégrés à la société maure en dépit de leur origine ethnique. Ces rivalités s’alimentent des nouvelles contradictions de la société mauritanienne nées de la sécheresse, de l’urbanisation et des perspectives de la mise en valeur des terres du Sud. Les nomades ruinés viennent concurrencer les Noirs dans la recherche d’emplois dans les villes; les éleveurs et hommes d’affaires beïdanes réclament leur part des terres du bassin du fleuve Sénégal qui bénéficieront des programmes d’irrigation, ou s’en saisissent d’office. La répartition des groupes dans l’espace n’amortit plus les vieilles différences et rivalités; celles-ci sont au contraire aiguisées par une nouvelle concurrence économique et par la crise sociale. Dès la fin de 1986, l’opposition de la communauté négro-africaine au pouvoir se fait virulente; en septembre 1987, une tentative de coup d’État menée par des officiers noirs échoue de peu et les principaux responsables sont exécutés. La dureté de cette répression exaspère un peu plus les antagonismes. Les 24 et 25 avril 1989 resteront parmi les dates les plus tragiques de l’histoire de la république mauritanienne. À la suite d’un incident frontalier, des émeutes anti-mauritaniennes se déroulent à Dakar et antisénégalaises à Nouakchott, faisant des centaines de victimes. Cette explosion résulte largement du climat de crise économique et sociale qui prévaut dans les deux pays. Du côté mauritanien, sous la pression des nationalistes arabes rêvant d’un État blanc, l’amalgame se fait entre Sénégalais et Mauritaniens de la vallée du fleuve. Des dizaines de milliers de ressortissants sénégalais, mais aussi des naturalisés sont expulsés du territoire mauritanien et, avec eux, de nombreux Mauritaniens noirs qui choisissent l’exil, ne se sentant plus en sécurité à Nouakchott.

La réconcialition entre les communautés sera longue et difficile; c’est le sort même de la Mauritanie biraciale et qui n’a cessé de se légitimer par son rôle de « pont entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest » qui est en cause.

5. Vers une nouvelle société

Une économie à intégrer

L’économie mauritanienne présente les caractéristiques d’une profonde désarticulation. Un secteur moderne (mines, pêcheries) orienté vers l’exportation et un secteur rural traditionnel, insuffisant pour couvrir les besoins alimentaires du pays, se côtoient sans véritables relations de complémentarité. Cette dualité est d’autant plus critique qu’elle s’inscrit dans l’espace (Nord minier et Sud agro-pastoral) confortant les clivages régionaux et ethniques, et que les efforts faits par les gouvernements successifs de diversification industrielle ou de mise en valeur rationnelle des zones cultivables ont été remis en cause par les désastreuses conséquences financières du conflit saharien qui se sont ajoutées aux dégradations naturelles causées par la sécheresse.

La viabilité économique de l’État mauritanien fut gagée dès l’indépendance sur l’exploitation des ressources minières découvertes dans les dernières années de la colonisation. La stratégie de développement du régime Ould Daddah fut de tirer le maximum de ressources des industries d’extraction et d’escompter que leurs effets d’entraînement contribueraient au décollage et à la diversification du reste de l’économie. La production d’un minerai de fer d’excellente qualité (65 p. 100 de teneur en fer pur) dans le Kédia d’Idjil (Zouerate) démarra en 1963 et, en 1971, le gisement de cuivre d’Akjoujt fut mis en exploitation. Mais, largement dépourvue de cadres et d’infrastructures, la Mauritanie démeurait dans l’incapacité d’exploiter directement ses principales richesses. Elle représentait, jusqu’au début des années 1970, un cas typique de dépendance néo-coloniale symbolisée par la puissance de la Miferma (société des mines de fer de Mauritanie), entreprise à capitaux internationaux mais à prépondérance française, qui soutenait et dominait toute l’économie mauritanienne. L’État se contentait de percevoir des redevances qui alimentaient une bonne partie de son budget (jusqu’à 30 p. 100), mais elles étaient essentiellement absorbées par les coûts de fonctionnement, donc sans effet d’entraînement direct.

Dix ans après l’indépendance, les dirigeants mauritaniens ont pris le virage du nationalisme économique. Un pas spectaculaire est franchi en 1972 avec la dénonciation des accords de coopération avec la France et la création d’une monnaie nationale (ouguiya ). Après la sortie de la zone franc, le gouvernement entreprit, avec le soutien financier des États arabes, l’édification d’un secteur public destiné à prendre en charge les principales activités de l’économie. Cette politique culmina en décembre 1974 avec la nationalisation de la Miferma. Le gouvernement chercha aussi à développer et à diversifier les industries de transformation, afin de limiter les importations de produits manufacturés et d’accroître les possibilités d’emploi dans le secteur moderne.

Toutefois, à la fin des années 1980, l’industrie minière n’apparaît plus susceptible de constituer à elle seule la force d’entraînement de l’économie mauritanienne. Les aléas des cours des matières premières sur le marché mondial, les ralentissements d’activités industrielles lourdes dans les pays développés, l’épuisement des premiers gisements d’extraction facile pèsent négativement sur le niveau de rentabilité. À cela s’ajoutent les effets d’une gestion désordonnée du secteur industriel public et de la crise financière de l’État mauritanien peu propices à encourager les investissements. La mise en exploitation de nouveaux gisements de minerai de fer devrait cependant permettre de retrouver un volume d’exportation de 10 millions de tonnes (production de 11 550 000 tonnes en poids brut pour 1990), de même que la remontée des cours du cuivre pourrait permettre de tirer un minimum de rentabilité du gisement d’Akjoujt, qui avait été abandonné de 1977 à 1981.

La deuxième principale richesse d’exportation, et potentiellement la plus prometteuse, est la pêche. La Mauritanie bénéficie des eaux parmi les plus poissonneuses du monde. Les tentatives successives de création d’une flottille et d’une marine de surveillance susceptible de préserver l’essentiel de l’exploitation de ces ressources halieutiques exceptionnelles ont échoué. Les industries de conservation installées à Nouadhibou traitent les apports débarqués en majorité par les armements étrangers. Le gouvernement a adopté, en 1987, une politique de la pêche visant à substituer des sociétés d’économie mixte au régime des licences accordées aux étrangers et à limiter les quantités prélevées afin de lutter, si possible, contre la surexploitation. Celle-ci demeure le principal danger qui pèse sur une activité devenue prioritaire et qui, pour la première fois en 1986, a dépassé les revenus miniers dans le calcul des recettes en devises du pays.

Pendant une quinzaine d’années, à l’image des pays du Tiers Monde qui disposent de matières premières abondantes semblant garantir un avenir économique gagé sur leur exportation, l’agriculture est passé au second plan des projets de développement. Les désillusions de cette politique conjuguées aux effets de la désertification font de la Mauritanie un des pays les plus dépendants de l’aide alimentaire internationale (50 p. 100 des besoins). À l’exception des productions traditionnelles de gomme et de dattes, mais qui ont été affectées par la sécheresse, les potentialités agricoles se trouvent concentrées dans les régions du Sud, le long du fleuve Sénégal, et du Sud-Est qui bénéficient d’une pluviométrie favorable. Les produits de l’élevage et des cultures (mil, maïs, légumes) sont exclusivement autoconsommés. Dans des conditions climatiques normales, cette production ne suffit déjà pas à couvrir les besoins de la population mauritanienne. D’où l’importance des projets liés aux réalisations de l’Organisation de mise en valeur du fleuve Sénégal (O.M.V.S.). La régularisation du débit du Sénégal permettra, par la création de bassins d’irrigation, de réduire le déficit céréalier en améliorant le rendement des cultures traditionnelles, de diversifier la production (riz, coton, canne à sucre) et de promouvoir qualitativement l’élevage. Mais aux retards imputables aux difficultés de l’O.M.V.S. se sont ajoutées les conséquences des mauvaises saisons des pluies entre 1972 et 1985: récoltes perdues, bétail décimé à près de 50 p. 100, avancée du désert de 5 km par an en moyenne.

Le rapport de la Banque mondiale de 1985 concluait à une stagnation de l’économie mauritanienne depuis 1975. Entre les années 1980 et 1984, le P.I.B. par habitant avait décru de 0,6 p. 100 par an, l’encours de la dette dépassait 200 p. 100 de ce P.I.B. et son service atteignit près de 40 p. 100 des recettes d’exportation. Dès son arrivée au pouvoir, le colonel Ould Taya décidait une réorientation économique drastique, le Programme de redressement économique et financier (P.R.E.F.), visant à la réduction des déficits et du train de vie de l’État. Les mesures d’austérité ont été heureusement tempérées par le retour d’une pluviométrie normale et le maintien des cours des matières premières. La croissance est revenue à 4 p. 100 en 1987, ce qui la situe à un niveau supérieur au taux d’expansion démographique officiel de 2,7 p. 100, promettant à la Mauritanie d’obtenir de nouveaux soutiens de la part du F.M.I. et de la Banque mondiale. Malgré les espoirs liés à ce redressement, la Mauritanie demeure classée parmi les pays les moins avancés (P.M.A.) avec 30 p. 100 de sa population vivant encore, de l’aveu du gouvernement, dans un état de dénuement quasi total.

L’altération du paysage social

Les efforts de modernisation ainsi que les mouvements de population liés à l’aggravation des conditions climatiques ont, depuis l’indépendance, profondément bouleversé la société mauritanienne.

Les estimations, au début des années 1960, montraient une majorité de la population vivant encore à l’état nomade; les rares agglomérations étaient faiblement peuplées, à l’exception de quelques gros bourgs en zone sédentaire, le long du fleuve; la capitale, Nouakchott, avait été créée ex nihilo en prélude à l’accession à l’indépendance. Le premier recensement systématique faisait apparaître, en 1977, les résultats suivants: population totale, 1 420 000 habitants; sédentaires, 906 000 (64 p. 100); nomades, 514 000 (36 p. 100); population urbanisée, 305 000 (dont Nouakchott, 150 000). En 1988, le recensement fait état d’une population globale de 1 864 236 habitants, dont le quart est concentré à Nouakchott.

Les raisons de cette mutation sont multiples et convergentes. Les politiques de développement impliquent une croissance des emplois salariés dans le secteur industriel comme dans celui de l’administration et des services. La fixation des populations a, de surcroît, été systématiquement encouragée par le régime d’Ould Daddah au moyen de diverses incitations, telle la politique d’implantation des infrastructures et des services publics qui ne correspondait pas toujours à une logique économique mais aux nécessités d’un meilleur contrôle de la population par l’appareil d’État. Toutes les prévisions ont cependant été balayées par l’exode des populations rurales ruinées par la sécheresse et venant chercher dans les agglomérations, et surtout dans la capitale, les moyens de leur survie. Les structures sociales traditionnelles de la société maure, qui correspondaient à des communautés de taille réduite et très autonomes, ont volé en éclats. À la progressive instauration de clivages et de rapports nouveaux liés au développement d’un secteur économique moderne s’est superposé le choc d’un large transfert de populations déracinées. Toutefois, la solidarité tribale et la hiérarchie féodale se sont en partie réinvesties dans les nouvelles relations sociales. La domination séculaire des grandes familles maraboutiques et guerrières survit encore au sein de l’appareil d’État et de l’élite économique. De même, le clivage entre Arabo-Berbères et Négro-Africains hérité du découpage colonial demeure la fracture essentielle.

La société mauritanienne biraciale continue, malgré un métissage important, de reposer sur des rapports de majorité à minorité qui légitiment officieusement, malgré les déclarations contraires des gouvernements successifs, l’hégémonie politique de l’élite blanche et son souci de préserver le contrôle des sources d’enrichissement à son avantage. La communauté négro-africaine a, de son côté, outre son rôle majeur dans la production agricole, investi l’administration et le secteur artisanal. Mais il apparaît de plus en plus que l’importance numérique du groupe arabo-berbère a été longtemps surévaluée. En revanche, le groupe négro-africain ferait preuve d’un plus grand dynamisme démographique, si bien que la distance numérique réelle entre les deux communautés serait bien plus réduite que le rapport de deux tiers pour un tiers au profit des Maures fréquemment évoqué. Si on y ajoute l’existence des harratines, ou Maures noirs, dont l’intégration culturelle à la société maure est susceptible d’être remise en cause par les récents bouleversements sociaux, la Mauritanie pourra être considérée, à la fin du XXe siècle, comme un État peuplé majoritairement de Noirs. La prise de conscience de ce phénomène risque d’aggraver les relations depuis toujours tendues entre les deux groupes. Les Noirs reprochent aux Maures de les maintenir dans un statut socio-politique inférieur et réclament une distribution plus équitable des postes de responsabilité et des avantages. Cette situation a été aggravée par la crise économique et la « descente » vers le Sud des populations blanches poussées par la désertification et qui exercent une nouvelle pression sur les terres traditionnellement travaillées par les paysans halpulaar . Cette pression est d’autant plus mal ressentie que les perspectives de mise en valeur de ces terres aiguisent de surcroît la convoitise des entrepreneurs maures. La lente émergence de nouvelles couches sociales ne remet pas en cause, pour la majorité, les phénomènes d’identification collective qui continuent de se plier aux références régionales, tribales et ethniques.

La question raciale domine ainsi toutes les autres interrogations sur la société mauritanienne. En dépit des changements ou des progrès sociaux enregistrés, l’identité et l’avenir géopolitique de la Mauritanie, comme aux temps de la colonisation puis de l’indépendance, continuent de faire problème.

Vers une démocratisation

Dans un tel contexte, le pays connaît un régime de dictature militaire depuis la chute d’Ould Daddah. Cependant, une nouvelle Constitution est adoptée par référendum le 12 juillet 1991 et le multipartisme se trouve par elle instauré. C’est donc selon un processus démocratique qu’Ould Taya est réélu président de la République le 24 janvier 1992, avec 62,65 p. 100 des suffrages, contre 32,75 p. 100 en faveur d’Ould Daddah, demi-frère du premier président civil de la Mauritanie indépendante; les élections législatives qui suivent en mars 1992 sont boycottées par l’opposition, réunie dans l’Union des forces démocratiques, si bien que le Parti républicain démocrate et social au pouvoir enlève largement des élections qui ne comptent qu’une participation de 38 p. 100 de votants. La démocratie semble revenir en Mauritanie, mais elle rencontre beaucoup de difficultés.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужна курсовая?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Republique islamique — République islamique Types de gouvernements Cette série fait partie des séries sur la politique Liste de formes de gouvernements Aristocratie Autocratie Anarchie Bureaucratie Démocratie Despotisme Dictature …   Wikipédia en Français

  • République Islamique — Types de gouvernements Cette série fait partie des séries sur la politique Liste de formes de gouvernements Aristocratie Autocratie Anarchie Bureaucratie Démocratie Despotisme Dictature …   Wikipédia en Français

  • République islamique — Types de gouvernements Cette série fait partie des séries sur la politique Liste de formes de gouvernements Anarchie Aristocratie Autocratie Autoritarisme Bureaucratie Démocratie Despotisme Dicta …   Wikipédia en Français

  • République islamique de Mauritanie — Mauritanie Cet article possède un paronyme, voir : Maurétanie. الجمهورية الإسلامية الموريطانية …   Wikipédia en Français

  • République Islamique d'Iran — Iran جمهوری اسلامی ايران (fa) Jomhūrī ye Eslāmī ye Īrān (fa) République islamique d Iran …   Wikipédia en Français

  • République islamique d'Iran — Iran جمهوری اسلامی ايران (fa) Jomhūrī ye Eslāmī ye Īrān (fa) République islamique d Iran …   Wikipédia en Français

  • République islamique d'Afghanistan — Afghanistan Wikipédia …   Wikipédia en Français

  • République islamique du Pakistan — Pakistan اسلامی جمہوریۂ پاکستان (ur) Islāmī Jumhūrīyah Pākistān (ur) République islamique du Pakista …   Wikipédia en Français

  • Iran (République islamique d') — Iran جمهوری اسلامی ايران (fa) Jomhūrī ye Eslāmī ye Īrān (fa) République islamique d Iran …   Wikipédia en Français

  • Federation de football de la Republique islamique de Mauritanie — Fédération de football de la République islamique de Mauritanie La Fédération de football de la République islamique de Mauritanie (FFRIM) est une association regroupant les clubs de football de Mauritanie et organisant les compétitions… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”